Sur la figure parfaite et comme embaumée de l’autre (tant elle me fascine), j’aperçois tout à coup un point de corruption. Ce point est menu : un geste, un mot, un objet, un vêtement, quelque chose d’insolite qui surgit (qui se pointe) d’une région que je n’avais jamais soupçonnée, et rattache brusquement l’objet aimé à un monde plat. L’autre serait-il vulgaire, lui dont j’encensais dévotement l’élégance et l’originalité ? Le voilà qui fait un geste par quoi se dévoile en lui une autre race. Je suis ahuri : j’entends un contre-rythme : quelque chose comme une syncope dans la belle phrase lisse de l’Image. […]
Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une formule conformiste. Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […]
Le mot est d’une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter.
Fragments d’un discours amoureux / Roland Barthes
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