Sentiment d’absence, retrait de réalité éprouvé par le sujet amoureux, face au monde.
Toute conversation générale à laquelle je suis obligé d’assister (sinon de participer) m’écorche, me transit. Il m’apparaît que le langage des autres, dont je suis exclu, ces autres le surinvestissent dérisoirement : ils affirment, contestent, ergotent, font parade : qu’ai-je à faire avec le Portugal, l’amour des chiens ou le dernier Petit Rapporteur ? Je vis le monde – l’autre monde – comme une hystérie généralisée. […]
Pour me sauver de la déréalité – pour en retarder la venue -, j’essaye de me relier au monde par la mauvaise humeur. […]
Tantôt le monde est irréel (je le parle différemment), tantôt il est déréel (je le parle avec peine). Ce n’est pas (dit-on) le même retrait de la réalité. Dans le premier cas […] : tout mon entour change de valeur par rapport à une fonction, qui est l’Imaginaire ; l’amoureux se sépare alors du monde, il l’irréalise par ce qu’il fantasme d’un autre côté les péripéties de son amour ; il se livre à l’Image, par rapport à quoi tout « réel » le dérange. Dans le second cas, je perds aussi le réel, mais aucune substitution imaginaire ne vient compenser cette perte ; je ne suis même plus dans l’Imaginaire. Tout est figé, pétrifié, immuable, c’est-à-dire insubstituable : l’Imaginaire est (passagèrement) forclos.
Dans le premier moment, je suis névrosé, j’irréalise ; dans le second moment, je suis fou, je déréalise. […]
L’irréel se dit, abondamment (mille romans, mille poèmes). Mais le déréel ne peut se dire ; car, si je le dis (si je le pointe, même d’une phrase malhabile ou trop littéraire), c’est que j’en sors. […]
Parfois, le temps d’un éclair, je me réveille et renverse ma chute. A force d’attendre avec angoisse dans la chambre d’un grand hôtel inconnu, à l’étranger, loin de tout mon petit monde habituel, tout d’un coup monte en moi une phrase puissante : « Mais qu’est-ce que je fous là ? » C’est l’amour qui apparaît alors déréel.
Fragments d’un discours amoureux / Roland Barthes
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